L’étendue d’eau douce souffre d’eutrophisation, ce qui favorise le développement des algues bleues. Pour stopper leur prolifération, scientifiques et écologistes appellent à changer les pratiques agricoles et à restaurer les zones humides.
Marine Ernoult
Il a le plus petit volume d’eau, est le moins profond, mais est le plus pollué des Grands Lacs.
Le lac Érié est « malade », constate, amer, Jérôme Marty, directeur général de l’Association internationale de recherche sur les Grands Lacs, également membre du comité consultatif scientifique des Grands Lacs de la Commission mixte internationale (un organisme canado-américain qui veille à la gestion et la protection des eaux limitrophes).
Le Rapport sur l’état des Grands Lacs 2022 confirme que le lac est dans un état « médiocre ».
Dans l’ouest du lac, tous les indicateurs sont au rouge. Chaque été ou presque, on observe dans cette zone des blooms (des éclosions brutales) de cyanobactéries. Aussi connus sous le nom d’algues bleues, ces microorganismes provoquent un changement de la couleur de l’eau et sécrètent des toxines nocives pour les animaux et les humains. Ils peuvent causer des atteintes neurologiques, digestives, dermatologiques… voire mortelles.
Les conséquences sur la santé humaine sont d’autant plus préoccupantes que de nombreuses villes dépendent du lac pour leur approvisionnement en eau potable. C’est le cas de Toledo, dans l’État américain de l’Ohio, où les 400 000 habitants ont été privés d’eau du robinet en aout 2014 à cause de la présence d’un composé toxique synthétisé par les cyanobactéries dans le lac Érié.
Manque d’oxygène
Les algues bleues ont également des répercussions sur l’environnement.
« Quand elles colonisent un milieu, elles finissent par tuer toute forme de vie aquatique, alerte Mike McKay, directeur du Great Lakes Institute for Environmental Research à l’Université de Windsor, en Ontario. Dans le lac Érié, on trouve des zones anoxiques, où l’eau est quasiment dépourvue d’oxygène à cause de l’excès d’algues. »
Jérôme Marty explique que les cyanobactéries perturbent aussi la chaine alimentaire : « Elles possèdent une faible qualité nutritionnelle, donc le zooplancton va moins se développer et ne nourrira pas correctement les poissons. » La truite grise s’est ainsi quasiment éteinte dans le lac pour cette raison.
Cette pollution est ancienne. Dès les années 1960, le lac frôle l’asphyxie. Dans un milieu chaud et peu profond, le rejet des stations d’épuration provoque de l’eutrophisation. Autrement dit, sous l’apport massif de nutriments, de longues algues filamenteuses prolifèrent.
« L’assainissement des eaux usées dans les municipalités environnantes était insuffisant, ce qui a entrainé une augmentation des concentrations de phosphore dans le lac », détaille Mike McKay. Pour endiguer la menace, le Canada et les États-Unis adoptent le premier Accord relatif à la qualité de l’eau dans les Grands Lacs en 1972.
Encore aujourd’hui, les associations de protection de l’environnement saluent ce traité. « On a opéré un changement radical. La pollution est devenue une préoccupation des pouvoirs publics », se réjouit Peter Huston, membre du conseil d’administration de l’organisme américain Lake Erie Foundation.
Pression agricole
« Ça a poussé les autorités à déterminer les stations d’épuration problématiques et à les moderniser. On a fortement réduit les quantités de nutriments relâchées », explique Derek Coronado, coordinateur de la recherche et des politiques au sein de la Citizens Environment Alliance, située à Windsor, en Ontario.
Le début des années 2000 marque cependant un retour en arrière. Sous l’effet du développement urbain et de l’agriculture intensive dans le bassin versant du lac Érié, les cyanobactéries sont revenues en force.
Désormais, ce ne sont plus les stations d’épuration qui sont en cause, mais les rejets agricoles chargés en azote et en phosphore. Côté américain, Peter Huston montre du doigt les grandes cultures et les élevages industriels autour des rivières Maumee et Sandusky en Ohio qui se jettent dans l’Érié.
« Avec l’ère des plantes génétiquement modifiées, résistantes aux herbicides, les agriculteurs se sont mis à épandre de grandes quantités d’engrais, précise Mike McKay. Une partie ne reste pas dans le sol et s’écoule jusque dans le lac. »
L’élévation des températures de l’eau et la multiplication des évènements météorologiques extrêmes, dues au réchauffement climatique, accentuent en outre le phénomène. « Des blooms apparaissent à des endroits où l’on n’en avait jamais vu auparavant », s’inquiète Jérôme Marty.
Manque de volonté politique
Pour prendre en compte les interactions étroites entre toutes ces menaces, l’Accord relatif à la qualité de l’eau dans les Grands Lacs est modernisé en 2012. L’objectif affiché est de réduire de 40 % les rejets de phosphore dans le lac d’ici à 2030. « Nous ne sommes pas sur la bonne voie », regrette Peter Huston.
Derek Coronado estime, lui, que l’accord aurait dû se concentrer sur la prévention de la pollution à la source, avec une ambition « zéro rejet » et l’application d’un principe pollueur-payeur, « pour faire payer le vrai prix des dommages environnementaux aux responsables ».
Le spécialiste dénonce par ailleurs le caractère non contraignant juridiquement de cette entente : « On a besoin d’un traité qui oblige le Canada et les États-Unis à modifier leur règlementation nationale en conséquence. »
En attendant, comment dépolluer l’eau? Curer le lac pour en retirer les sédiments serait un « projet herculéen » onéreux et difficile à mettre en place, selon Jérôme Marty.
Le changement des pratiques agricoles et la réduction radicale du recours aux intrants chimiques sont les deux leviers privilégiés. « On connait les solutions, mais on ne les met pas en pratique. Le problème, c’est le manque de volonté politique », insiste Derek Coronado.
« C’est compliqué, car le lac est partagé entre deux pays, plusieurs niveaux de compétences avec des règlementations différentes, qui ont parfois du mal à s’accorder », ajoute Jérôme Marty.
Convaincre les agriculteurs
Agriculture de précision, rotation des cultures, diversité élargie des variétés cultivées, désherbage mécanique, les outils permettant une réduction des pesticides sont pourtant nombreux.
« On doit convaincre les agriculteurs que c’est une stratégie gagnante, qu’ils peuvent diminuer l’utilisation d’intrants chimiques sans altérer leurs rendements et leurs revenus », souligne Mike Mckay.
Don Ciparis, dernier président en date de l’Union nationale des fermiers (UNF) de l’Ontario reconnait que l’agriculture de la province reste une grande consommatrice d’intrants de synthèse : « Ça ne décroit pas. Beaucoup d’agriculteurs veulent produire plus en utilisant plus d’engrais. C’est difficile de changer des façons de faire qui ont cours depuis des générations. »
Le responsable assure néanmoins que la santé des sols devient « de plus en plus un sujet de conversation » au sein de la profession.
Jérôme Marty appelle, de son côté, à miser sur la restauration des écosystèmes riverains. Il parle notamment de reconstituer les berges et les zones humides dégradées, voire détruites : « Elles jouent un rôle d’éponge, leur végétation filtre les nutriments en amont. »
L’affaire est urgente, car les zones humides sont en net recul. « Beaucoup d’entre elles ont été asséchées pour des projets de développement économique », déplore l’expert.
Même si l’on met un terme à tous les effluents toxiques, « les blooms ne disparaitront pas », prévient-il. Les nombreux nutriments piégés au fond du lac depuis des décennies continueront de remonter à la surface et de nourrir les algues bleues.
De nouvelles menaces
De nouveaux composés chimiques toxiques sont régulièrement détectés dans le lac Érié. Substances fluoroalkyliques (dites PFAS, utilisées dans l’industrie pour leurs propriétés antiadhésives et imperméables), retardateurs de flammes, résidus de produits pharmaceutiques, édulcorants… la liste reste longue.
Pire, les quantités trouvées sont élevées en raison de la faible profondeur du lac.
Les concentrations de microplastiques sont également « de plus en plus fortes », s’alarme Peter Huston.
« À cause de l’industrie lourde, on a hérité de nombreux contaminants qui persistent extrêmement longtemps dans l’environnement. Ils sont encore en suspension ou enterrés dans les sédiments au fond », détaille Mike McKay.
« On sous-estime les impacts de ces contaminants et surtout l’effet toxique démultiplié de leur mélange », poursuit Jérôme Marty.
Cette pollution chimique contamine l’ensemble de la chaine alimentaire, avec des conséquences sur la santé humaine. Les PFAS sont par exemple suspectées d’avoir de multiples effets délétères : cancers, perturbations du système endocrinien, augmentation du taux de cholestérol, baisse de la fertilité ou encore retard de développement du fœtus.