Winnipeg, Musée canadien pour les droits de la personne. Sous les – 24°C de température ressentie, Mahatma Gandhi reste de “cuivre”, appuyé sur son bâton enfoncé dans les quelques centimètres de neige. À côté, la stèle mémorielle dit aux rares passants “soyez le changement que vous voulez voir dans le monde”. Entendu.
Il est 19 h et dans une salle de l’imposante bâtisse de la rue Israel Asper, de jeunes gens de la communauté iranienne plantent le décor. Une dizaine de portraits de manifestants assassinés par le régime iranien trône sur une table en vertical, couverte d’une nappe d’un blanc soyeux.
D’autres portraits disposés sur deux comptoirs en horizontal lui donnent un prolongement sous forme d’ailes. La colombe, chargée de bougies et de pétales de roses, est prête à s’envoler pour répandre dans les cieux une pensée bienveillante à l’égard de ceux qui ont donné de leur existence pour que l’Iran vive libre et démocratique : « On ne vous a pas oubliés ».
Voici les deux amies inséparables, Mojgan et Irane. « Oui, je m’appelle Irane, comme le nom du pays d’où je viens. En persan, cela signifie Belle-Femme », sourit-elle.
Mojgan est enseignante d’anglais au secondaire. Irane est garde d’enfants à domicile. Penchées sur la table centrale, elles démêlent les bourgeons de roses pour poser avec recueillement et déférence les pétales dans un bocal. Les deux sœurs lèvent par moment les yeux pour souffler quelques mots sous les lèvres, à croire qu’elles craignent d’importuner les morts dans la quiétude de leur sommeil.
Leur chevelure qu’elles ont libérée depuis voilà une dizaine d’années – quand elles ont fui l’Iran pour le Canada – luit au reflet chaleureux des bougies. « On s’estime chanceuses », murmurent-elles. Leurs regards se tournent spontanément vers le portrait de la jeune kurde Mahsa Amini, morte aux mains de la police des mœurs, le 16 septembre 2022, parce qu’elle avait laissé apparaître ses cheveux.
Le message de Fea à Kian
Les invités commencent à arriver. Reza Rezaï, artiste d’origine iranienne et organisateur de la veillée aux chandelles, fait place à un couple winnipégois accompagné d’une jeune fille de cinq ans et d’un jeune garçon de dix ans. Les deux parents, fleuristes, ont fait don de bouquets de roses aux organisateurs de l’évènement.
« On a amené nos enfants pour qu’ils se rendent compte à quel point ils sont chanceux de vivre au Canada », lancent-ils.
Sur la table des convives sont posés une boîte de crayons de couleur et le portrait de Kian Pirfalak, cet enfant iranien de dix ans, tué par une balle qui ciblait des manifestants, alors qu’il se trouvait dans la voiture avec ses parents.
Fea, la jeune fille de cinq ans, fait un sourire à Kian et entame de colorer des pochoirs en forme d’arc-en-ciel, qu’elle disposera ensuite, avec l’aide de sa maman, tout autour du portrait de l’enfant disparu. Kian avait une fascination particulière pour les arcs-en-ciel. « À se demander s’il n’avait pas hâte de les voir de plus près », lâchera, plus tard, l’air hésitant, un des convives.
Deux tables plus loin, David Matas, avocat canadien, spécialisé dans les droits de la personne, est plongé dans son ordinateur portable. Il semble apporter les dernières retouches à son discours très attendu par les participants.
De temps à autre, ses voisins de table lui lancent des regards discrets, d’autres affichent plutôt à son endroit de larges sourires. Mais l’homme de 79 ans est visiblement trop absorbé par son ouvrage pour se rendre compte.
Bientôt, Reza Rezaï l’invite à rejoindre le pupitre sous les applaudissements de l’assistance.
David Matas fait d’emblée écho aux sommations de l’organisateur de l’évènement, pour que le gouvernement canadien adopte des sanctions plus sévères contre le pouvoir de Téhéran.
Questions autour des sanctions contre l’Iran
« Le gouvernement fédéral doit classer les principaux dirigeants iraniens dans la liste des terroristes », entonne-t-il sous les acclamations de la foule.
À son tour, Leah Gazan, députée fédérale dans la circonscription de Winnipeg-Centre pour le Nouveau Parti démocratique, double la mise. « Les anciens dirigeants iraniens qui ont participé à des crimes contre leur peuple et qui sont aujourd’hui sur le sol canadien, ne peuvent pas continuer à vivre en paix ».
Des membres de la communauté iranienne s’enflamment. Mais Jon Gerrard, député pour la circonscription de River Heights, et ancien chef du Parti libéral du Manitoba, ne tardera pas, fonction politique oblige, à mettre de l’eau dans le vin des discours jusque-là prononcés.
Si le député provincial est pour le principe de l’aggravation des sanctions contre les dignitaires du régime iranien, il demande, cependant, à « faire attention à ne pas condamner des innocents, aussi ».
Le Dr Jon Gerrard plaide, par contre, pour l’ouverture d’une section au Musée canadien pour les droits de la personne, dédiée aux luttes et aux aspirations du peuple iranien. Une proposition qui reçoit une adhésion générale dans la salle, à la faveur d’un vote à main levée. La balle est désormais dans le camp de la direction du Musée.
« Les anciens dirigeants iraniens qui ont participé à des crimes contre leur peuple et qui sont aujourd’hui sur le sol canadien, ne peuvent pas continuer à vivre en paix ».
Leah Gazan, députée fédérale pour le Nouveau Parti démocratique
« Le changement en Iran passe par la jeunesse »
Le bal des ténors achevé, place à la relève. Pasha a comme une flamme vive dans les yeux. Il a 16 ans et il achève sa troisième année au secondaire. Il croit fermement que le changement démocratique en Iran passe par la jeunesse.
Pasha rêve d’une union des jeunes d’origine iranienne au Canada, mais aussi dans le monde, pour forcer la communauté internationale à adopter des sanctions sévères contre le gouvernement de Téhéran.
Quand il prendra la parole, c’est toute la colère de la jeunesse iranienne qui résonnera dans la salle.
Mais la colère va bientôt s’adoucir pour se transformer en un état de béatitude générale, se balançant entre la nostalgie et la mélancolie.
Lorsque la voix enchanteresse d’Hellena, sœur de Reza Razaï, se fait entendre, accompagnée du son antique du târ iranien de Mohamed Soleyman Nejad et de la guitare moderne d’Abbas Kang, deux étudiants à l’Université du Manitoba, tous les bras dénudés dans la salle frissonnent.
Le poème chanté, “Le sang du bourgeon rouge”, de Saeed Soltanpour, dramaturge et poète iranien, exécuté par le régime de Khomeyni en 1981, a arraché des larmes même à ceux qui ne comprenaient rien au persan.
« Partez! »
Sabba, elle, a tout compris. L’autre jeune sœur de Reza Rezaï est retirée dans un coin de la salle, cachant mal ses larmes. Étudiante en architecture à l’Université du Manitoba, elle a été d’un grand soutien à son frère, en sa qualité de co-organisatrice de l’événement.
« Je suis tellement chanceuse que mes parents aient quitté l’Iran, il y a 34 ans de cela. J’aurais été obligée de porter le voile », lance-t-elle. Elle a un seul mot pour les dirigeants iraniens : « Partez! ».
La fin de l’évènement approche et l’horloge affiche 21 h 30. Reza Rezaï invite alors les convives à se rapprocher de la table centrale, pour poser chacun une bougie et une poignée de pétales de roses sur une carte géographique de l’Iran.
La carte est posée au pied des portraits des manifestants emportés par la folie tyrannique des hommes du pouvoir de Téhéran.
Fea, la jeune enfant de cinq ans, est la première à se rapprocher du mémoriel pour placer un bateau en papier, portant un arc-en-ciel, au centre de la carte géographique.
Elle souhaite envoyer un message d’espoir à tous ces autres enfants qui pourraient connaître le même sort que celui du jeune Kian. L’assistance se précipite pour entourer ce vœu innocent de bougies, comme pour maintenir sa flamme.
- Les soeurs Mojgane et Irane, arrivées il y a une dizaine d’années au Canada: Crédit : Hugo Beaucamp