La neige commence à se faire de plus en plus rare sous les bottes winnipégoises. Le soleil frappe de nouveau le gris morne des dalles en béton de nos trottoirs et tout ce qui était enfoui refait surface. Bientôt, l’herbe poussera de nouveau, bref, l’hiver nous quitte et le printemps s’en vient et la neige qui pose tant de problème aux automobilistes et aux piétons tire finalement sa révérence.
Par an, en moyenne, ce sont 117,9 cms de neige qui tombent sur la capitale manitobaine. Comme neige et circulation ne font pas bon ménage, la Ville et ses habitants font tout leur possible pour s’en débarrasser.
Mais se battre contre les éléments, ça coûte une petite fortune. Chaque année, la Ville consacre 30 à 40 millions $ au déneigement et au contrôle de la glace sur les routes et trottoirs de Winnipeg. Quant à savoir ce que représente concrètement ce travail de déneigement, quelques chiffres permettent de s’en faire une idée un peu plus claire. Lors d’une opération classique de déneigement dans toute la capitale, ce ne sont pas moins de 300 équipements lourds (déneigeuses) qui sont déployés dans les rues de la ville. Un peu plus de 3 000 kms de pistes et de routes sont nettoyés et plus de 930 km de ruelles. D’après le site de la Ville, il faut en moyenne 2,5 jours aux équipes pour nettoyer complètement toutes les rues résidentielles. À condition qu’elles travaillent jour et nuit.
C’est aussi la saison du sel de déneigement. 26 000 tonnes, chaque hiver, sans compter la consommation des particuliers. C’est plus de deux fois le poids de la tour Eiffel (10 100 tonnes).
Seulement, voilà, utilisé dans de telles proportions, l’impact sur l’environnement était inévitable.
Des effets immédiats
Braedon Humeniuk, étudiant en doctorat à l’Université du Manitoba et récipiendaire de la bourse Vanier, a une compréhension impeccable des enjeux écologiques qui entourent l’utilisation du sel de déneigement. En effet, depuis 2020, les travaux de recherches du jeune homme se concentrent spécifiquement sur les risques liés aux chlorures dans les eaux douces du Canada avec pour cas d’étude : le lac Winnipeg.
Il faut d’abord noter que le chlorure est contenu naturellement dans la composition du sel et que, pour le déneigement, plusieurs types de sels existent. Notamment le chlorure de calcium ou de potassium, mais « le chlorure de sodium est celui qu’on utilise le plus, il s’agit de sel de table en réalité. C’est le plus accessible, le moins cher et aussi le moins dangereux pour l’environnement. »
Il s’agit dorénavant de comprendre pourquoi, ce composé ionique (1) que l’on trouve à l’état naturel, représente un danger potentiel pour l’écosystème.
Effets sur les biomes
« Il ne se dégrade pas, lance Braedon Humeniuk. Il ne disparaît pas et, de par sa composition, ne se lie pas aux sédiments. » Pour faire simple, l’utilisation annuelle de sel dans des endroits où il n’a pas sa place signifie qu’il s’accumule. « Cela résulte en une augmentation de la concentration de sel dans l’eau au fil du temps. »
Ainsi, les choses deviennent problématiques. La nature est une machine bien huilée, mais délicate. Y ajouter trop de sel, c’est l’enrayer. « Le chlorure reste dans les systèmes et cela pose problème auprès des plantes et des animaux particulièrement sensibles aux changements d’environnement. Un poisson d’eau douce n’est pas fait pour survivre en milieu salé. » Le jeune chercheur explique alors qu’au printemps, lorsque la neige et la glace fondent, la salinité observée dans les échantillons d’eau douce recueillis augmente considérablement. Et plus alarmants, les effets sur les biomes sont parfois quasi immédiats. « Passé un certain seuil, on observe des effets sur les organismes animaux et végétaux dans une période de 24 à 48 h. » Ce seuil, c’est le Conseil canadien des ministres de l’Environnement qui l’a établi, ce dernier est de 120 mg de chlorure par litre d’eau douce.
« Le risque avec la montée des températures, c’est que l’on gravite plus autour des -10 °C et que l’on devienne plus dépendant du sel pour le déglaçage de nos routes. »
Braedon Humeniuk
Un danger pour l’être humain
Quant aux effets en question, ils sont nombreux et concernent à la fois la faune, la flore, mais les personnes aussi.
Pour illustrer cela, Braedon Humeniuk se penche sur le cas des zooplanctons et indique : « En raison de leur taille minuscule, les zooplanctons sont plus sensibles aux changements de salinité. Or ces derniers se nourrissent d’algues et sont la première source de nourriture pour les poissons. Une réduction de la population des zooplanctons peut augmenter le nombre d’algues et au contraire réduire les populations de poissons. » Ici, des changements extrêmes dans la biodiversité, mais s’il fallait observer le phénomène d’un oeil un peu plus égoïste : la pêche aussi en pâtirait. Mais on peut même aller plus loin. « Finalement, ce que nous consommons se trouvera impacté. »
Puisqu’il ne disparaît pas dans le sédiment, le sel finit donc par se retrouver dans les nappes phréatiques. À long terme, l’eau potable, mais l’eau de manière générale deviendrait alors plus riche en sel.
Cela concernerait aussi l’eau utilisée pour arroser les plantations. Attila l’avait bien compris : culture et sel ne font pas bon ménage. En fonction du niveau de concentration, le chlorure peut s’avérer toxique pour les plantes et entraîner une réduction de la croissance et du développement.
Le Canada étant le plus gros utilisateur de sel de route, les perspectives sont un peu inquiétantes et se posent alors la question des alternatives.
Plus onéreux
Il convient malgré tout de préciser que passer en dessous des -7 °C, la Ville de Winnipeg indique qu’elle remplace le sel par le sable, inoffensif, mais plus onéreux. Contre les 26 000 tonnes de sel, ce sont 60 000 tonnes de sable déversées chaque hiver à Winnipeg. Mais Braedon Humeniuk craint que le réchauffement climatique ne vienne envenimer les choses. « Le risque avec la montée des températures, c’est que l’on gravite plus autour des -10 °C et que l’on devienne plus dépendant du sel pour le déglaçage de nos routes. »
Parmi les options disponibles : le jus de betterave. Efficace pour le déglaçage même à des températures très basses (jusqu’à -30 °C), cette alternative, inattendue et organique aurait pu être la solution, mais là encore elle pose quelques problèmes environnementaux que le futur docteur détaille. « En pratique, l’utilisation du jus de betterave pose problème en raison de la situation particulière du lac Winnipeg. Les betteraves, comme les fruits, contiennent des nutriments qui encouragent la prolifération des algues. »
Ces plantes, en surface, bloquent les rayons du soleil, réduisant ainsi l’oxygène, mais limitant également la photo-synthèse des plantes situées plus profondément dans le lac. Ces dernières peuvent en mourir et stoppent alors la filtration d’oxygène, laissant derrière elles des zones mortes dans lesquelles les organismes vont avoir du mal à survivre.
De plus : « Le jus de betterave contient parfois des niveaux plus élevés de chlorure que le sel. En termes de toxicité, leurs niveaux sont comparables. » De son côté, la Ville de Winnipeg assure que l’utilisation de jus de betterave permet au contraire de réduire l’exposition au chlorure.
Alors finalement, pour Braedon Humeniuk, la bonne solution est peut-être la plus simple. « Il faut rendre les pneus neige plus accessibles pour les Winnipégois, renforcer le déneigement aussi, l’entretien des routes et des pistes. »
(1) Un composé ionique, est une structure cristalline où les ions ont une configuration stable.
Un ion : atome ou groupe d’atomes.