Quels rapports entretiennent migrations, langues et identités? En s’appuyant sur des études scientifiques et des portraits, le recueil Francophonies nord-américaines aide à mieux cerner la réalité complexe du français sur le continent. Du 17e siècle à nos jours, les chercheurs retracent son histoire et dépeignent un nouveau tableau de sa diversité.
Lucas Pilleri (Francopresse)
C’est une première dans la recherche universitaire. Pas moins de 500 personnes auront été impliquées de près ou de loin dans le projet : linguistes, archivistes, historiens, sociologues, anthropologues, ethnologues, géographes, littéraires… France Martineau, professeure éminente à l’Université d’Ottawa et directrice du projet, se félicite de la collaboration. « La plupart des études se concentrent sur une zone géographique en particulier. Il n’y avait pas d’étude globale jusque-là. »
Tous ont contribué à façonner Francophonies nord-américaines : Langues, frontières et idéologies, publié fin 2018 et diffusé début 2019 par les Presses de l’Université Laval, qui offre une analyse de haut vol inédite sur le français en Amérique. Ou, devrait-on dire, sur les français en Amérique. Car le but premier de l’ouvrage est de rendre compte de la diversité qui colore la langue de Molière.
Le locuteur, au cœur de la langue
« Nous espérons que cet ouvrage […] contribue à souligner la diversité et la richesse de la langue française », annonce France Martineau en introduction. Afin de documenter la large palette des francophones, l’équipe de chercheurs est partie enquêter au plus près des locuteurs : France, Québec, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Ontario, Manitoba, Nouvelle-Angleterre, Louisiane et Caraïbes, tous les recoins de la francophonie ont été scrutés.
Le résultat est complet. En plus d’une douzaine d’études scientifiques pointues sur la langue, une trentaine de portraits concrets viennent illustrer la théorie. « On a pu entrer dans le cœur des familles », rapporte France Martineau, qui a travaillé avec des documents privés, des archives et des correspondances familiales.
L’approche est peu commune, car en s’intéressant d’abord aux destins des locuteurs, l’ouvrage intègre la dimension personnelle. « Ce qui fait une francophonie, c’est l’individu », avance l’experte. Pour la première fois, études macro et micro dialoguent donc. « Nous avons voulu inclure des trajectoires de vie et des parcours individuels comme autant de portraits qui reflètent la complexité des francophonies nord-américaines », indique-t-elle.
« Pas une, mais des francophonies »
« On ne peut pas se contenter de regarder le Québec ou l’Acadie », résume la directrice du laboratoire Polyphonies du français. Au sein même des territoires identifiés comme francophones, l’homogénéité n’est pas de mise. Créole, chiac, mitchif, français laurentien, acadien ou louisianais… Autant de variations à examiner pour les chercheurs.
Dans ce cadre, les universitaires cherchent à briser l’idéologie d’un français standard, normé et unique. Une entreprise nécessaire pour lutter contre l’insécurité linguistique selon la professeure : « Les gens abandonnent le français s’ils ne se sentent pas légitimes, prévient-elle. Quand on regarde l’histoire très centralisée du français, on s’aperçoit que tous les francophones en périphérie ont ce sentiment de devoir légitimer leurs différences dans leur parler. »
Renverser les lieux communs
Parle-t-on de moins en moins bien français en Amérique? Les jeunes parlent-ils mal? Utilise-t-on trop d’anglicismes? Les Franco-Canadiens perdent-ils leur langue? « Pas du tout », rectifie France Martineau. Au grand dam de la linguiste, les clichés ont la vie dure. Ici, l’étude cherche à « détricoter tous ces préjugés ».
Le recueil défend par exemple le vernaculaire urbain contemporain, souvent décrié. Inspiré de multiples influences, il illustre le brassage dont bénéficie la langue. « Le français a toujours emprunté au cours de son histoire », rappelle dans le livre Françoise Gadet, professeure de sociolinguistique à l’Université Paris Nanterre.
L’étude jette ainsi un regard neuf sur de vieilles questions. « Quand un jeune emploie des mots anglais, ça a un poids culturel. Ce n’est pas une assimilation, c’est une forme stylistique », perçoit France Martineau. Plus que jamais, la francophonie est décrite comme plurilingue et pluriculturelle.
Autre exemple avec Ottawa-Gatineau. « On entend souvent dire que les jeunes d’Ottawa sont assimilés, mais l’étude montre que pas du tout. Il y a énormément de liens entre les deux. Les jeunes traversent le pont, il y a une fluidité de la langue. Le fait d’employer certains termes ne signifie pas qu’ils sont en train de s’assimiler, c’est une autre corde à leur arc », restitue la directrice du projet, également titulaire de la Chaire de recherche Frontières, réseaux et contacts en Amérique français.
Une histoire de mobilité
Enfin, l’étude insiste sur les contacts linguistiques à l’origine de la diversité du français. « Les frontières géographiques ne sont pas les frontières linguistiques », soutient la chercheuse. Sans entraves, la langue française a voyagé avec ses locuteurs : « Chaque locuteur porte en lui, et transporte d’un lieu à l’autre, son histoire. »
Français établis sur la côte atlantique, Acadiens migrant vers le Sud américain, Québécois explorant l’Ouest canadien… Les migrations historiques, mais aussi la mondialisation plus récente, agissent sur le français. Les métropoles multiculturelles comme Paris, Marseille ou Montréal invitent aujourd’hui à revisiter les notions de langue maternelle, voire même de communauté. « On ne peut plus parler d’une identité francophone fermée », conclut France Martineau. Pas de doute pour la passionnée : le paysage linguistique est en évolution perpétuelle.
Le corpus FRAN, une source de trésors linguistiques
Outre le livre, le projet a aussi engendré le corpus FRAN, premier outil global sur la langue française en Amérique du Nord. Résultat d’enquêtes, il est en consultation gratuite en ligne et offre une comparaison des usages linguistiques des francophones pour mieux comprendre la relation entre langues, identités et mobilité sociale et géographique.